Actualités
Ces dessins qui ulcèrent les nationalistes indiens
Fin avril, un de mes dessins publié dans le magazine Der Spiegel a suscité une grosse colère en Inde.
Réactions de ministres, emballement médiatique, embarras de l’ambassadeur allemand, une simple caricature devenait scandale géopolitique.
Mais cette histoire en révèle une autre : l’intolérance croissante du gouvernement Modi envers les humoristes et les dessinateurs du pays.
[10 juillet, 2023]
« Population mondiale : l’Inde dépasse la Chine ». Le 22 avril dernier, cette nouvelle a inspiré le thème du dessin hebdomadaire que je publie depuis 2018 dans le magazine allemand Der Spiegel. J’ai représenté un joyeux tacot indien surbondé dépassant à toute bombe un tristounet TGV chinois. Malheur ! Mon train entra en collision avec quelques vaches sacrées : la fierté nationaliste indienne, en compétition féroce avec la Chine, et la place qu’occupe les chemins de fer dans la psyché nationale.
Le lendemain de la parution, le conseiller principal du ministre indien de l’Information allume la mèche sur Twitter : «Hé l’Allemagne, ceci est outrageusement raciste!»…
Le ministre de l’Electronique et des Technologies de l’information lui emboîte le pas, ainsi que le vice-président du parti nationaliste BJP, qui suggère que le Spiegel se rebaptise «Troll raciste». Les réseaux sociaux prennent feu, mon fil Twitter explose: «Sale nazi allemand», «Tu veux parler de trains? En voici… » (photos d’Auschwitz), bref, toute la panoplie iconographique du Troisième Reich y passe, jusqu’à ce que de fins limiers découvrent que je suis né au Pakistan! Je vous laisse imaginer le vrai déchaînement qui s’ensuit…
??#Germany this is outrageously racist. @derspiegel caricaturing India in this manner has no resemblance to reality. Purpose is to show #India down and suck up to #China.
— Kanchan Gupta ?? (@KanchanGupta) April 23, 2023
This is as bad if not worse than the racist cartoon in @nytimes lampooning India’s successful Mars mission. pic.twitter.com/z9MxcPQC7u
Pendant deux semaines, l’affaire occupe les médias indiens – une star de télévision consacre sa chronique à expliquer pourquoi ce dessin est en effet raciste – ainsi que la presse internationale. La plupart des journaux se contentent de relayer les invectives, dans une curieuse forme de journalisme qui ressemble à du «retweet», à l’exception de médias comme le Guardian, la BBC ou CNN qui font leur boulot et apportent un peu de perspective. Interpellé par la télévision, l’ambassadeur allemand en Inde déclare le dessin «ni drôle ni approprié» et hasarde qu’en matière de transports, l’Inde est plus avancée que l’Allemagne (semblant ne pas comprendre que le train, dans ce dessin, n’est qu’une métaphore des disparités économiques). La chaîne russe RT Télévision rajoute de l’huile sur le feu, y voit un mépris colonialiste de l’Occident, et réalise un micro-trottoir dans les rues de Delhi.
«Une curieuse forme de journalisme qui ressemble à du retweet»
Tout ce bazar pour un dessin? C’est que l’image écorne la propagande officielle. Comme le souligne Ita Mehrotra, jeune autrice de BD indienne: «Les trains surpeuplés, c’est un cliché, mais qui correspond à la réalité vécue par une grande majorité de gens. Cette représentation a fait réagir le gouvernement de Modi parce qu’elle va à l’encontre de l’image idéalisée de la «shining India» construite de toutes pièces depuis quelques années.» (Un mois après cette tempête, le 2 juin, un épouvantable accident de train à Odisha, dans l’est du pays, causait près de 300 morts et au moins 1100 blessés.)
J’avais rencontré Ita Mehrotra et quelques autres artistes indiens en avril 2022, lors d’un panel virtuel consacré au dessin comme vecteur de changement social – quatre ans plus tôt, j’avais déjà pu prendre le pouls créatif du pays lors d’une tournée de conférences à Delhi, Ahmedabad, Bangalore et Bombay. Au plus fort de la polémique, j’ai repris contact avec Ita pour avoir son sentiment. Finalement, m’a-t-elle écrit, ça n’était pas si mal qu’une telle polémique ait lieu, c’était une occasion de «mettre la lumière sur les jeunes artistes lentement réduits au silence en Inde». Bonne idée, parlons-en!
Il était une fois la liberté de caricaturer
Car cette hyperréaction orchestrée par le pouvoir indien est symptomatique de la dérive autoritaire de Narendra Modi, devenu premier ministre de l’Union indienne en 2014. Issu du RSS, groupe de la droite dure souvent décrit comme «paramilitaire», Modi ne goûte guère la critique et n’a pas un sens de l’humour très prononcé… Dès son arrivée au pouvoir, il rompt avec la culture indienne de tolérance à l’égard de la caricature politique.
Né dans les années 1930 et plus ou moins toléré sous la colonisation, le dessin de presse s’est beaucoup développé après l’indépendance. Tous les journaux avaient leur caricaturiste attitré; le dessinateur Shankar publiait chaque semaine un recueil de caricatures politiques dont on dit que le premier ministre Nehru était fan. Au point de lancer un jour au dessinateur: «Ne me ménage pas!» Shankar et ses successeurs n’ont en effet pas épargné le pouvoir et, hormis au cours de l’état d’urgence décrété entre 1975 et 1977, ils ont pu travailler plus ou moins librement. Cette vibrante tradition ne semble plus qu’un vieux souvenir. Le Hindustan Times, qui publiait Shankar, n’a plus de dessinateur politique aujourd’hui. On vit «un état d’urgence non déclaré», lance un caricaturiste.
Les attaques contre les caricaturistes irrévérencieux commencent au début des années 2010, juste avant que Modi ne prenne la tête du gouvernement central. En 2012, le dessinateur de presse Aseem Trivedi est arrêté à Bombay, dirigé alors par une coalition ultranationaliste dont fait partie le BJP. Parce qu’il a représenté la Chambre des députés, rongée par la corruption, sous la forme d’une cuvette de WC, Aseem est accusé de «sédition» (littéralement «d’usage illégal de la force pour renverser un gouvernement»), un délit datant de l’époque coloniale, ressorti des tiroirs par les nationalistes hindous.
Inculpé, Aseem risque trois ans de prison. Son arrestation fait des vagues, l’opposition et les médias indépendants prennent sa défense, il remporte un prix international mais devra attendre plusieurs années avant d’être totalement disculpé par la Haute Cour de Bombay. Les portes des journaux se ferment à lui, plusieurs plateformes web refusent ses dessins. Pour poursuivre son travail, il finit par lancer un site indépendant, Cartoons Against Corruption.
En 2017, la police locale du Tamil Nadu interpelle Bala, accusé d’avoir diffamé le ministre en chef de l’Etat et deux fonctionnaires dans une caricature montrant ceux-ci nus, incapables de secourir un père de famille criblé de dettes, venu s’immoler par le feu devant le service des impôts.
Relâché à la suite d’une forte mobilisation, Bala est finalement relaxé par le tribunal, mais banni des rédactions devenues frileuses. La presse indienne, jadis libérale, a viré de bord depuis que Modi s’est rapproché des grandes familles qui contrôlent la plupart des médias. Un financier, lié au premier ministre, vient de racheter la chaîne NDTV. La plupart des médias grand public suivent la ligne du BJP.
Il est devenu extrêmement difficile de critiquer le premier ministre dans la presse nationale. Dessinateur populaire, Manjul reçoit des instructions verbales claires de plusieurs journaux de ne pas le représenter. Le rédacteur en chef d’un grand quotidien lui enjoint d’aligner ses caricatures sur la politique du gouvernement. Face au refus de Manjul, le journal cesse de le publier. «La majorité de la presse a succombé à l’autocensure, explique le cartooniste. Caricaturistes et écrivains travaillent dans un état de peur constant.»
Les dessinateurs de presse se replient progressivement sur les plateformes numériques et les réseaux sociaux, qui semblent désormais offrir plus de liberté.
Le refuge fragile des réseaux sociaux
Dans ce nouveau terrain de jeu, les caricaturistes critiques se lâchent et Modi en prend pour son grade. Une nouvelle génération de cartoonistes, dont quelques femmes, émerge sur le web. Parmi elles, la dessinatrice féministe Rachita Taneja, au style minimaliste, se frotte directement au pouvoir. Un dessin dans lequel elle critique la Cour suprême, soupçonnée d’avoir favorisé un prévenu dont le père était un cacique du BJP, lui vaut une inculpation pour «outrage au tribunal». La procédure pénale à son encontre est toujours en cours.
Mais «les réseaux sociaux n’offrent pas de solution durable», observe Manjul, qui a dû bloquer 27 000 trolls sur Twitter, soit un dixième de son audience. Début juin 2021, le réseau social l’a prévenu que le gouvernement indien demandait la fermeture de son compte en raison de «violations des lois indiennes». Quatre jours après, la chaîne Network 18 interrompait brutalement une collaboration vieille de six ans. Et deux semaines plus tard, le dessinateur Bala, très actif en ligne, recevait le même avertissement de Twitter. Le gouvernement a compris qu’il pouvait embrigader le petit oiseau bleu au service de la répression.
Et en dehors de la voie officielle, le pouvoir dispose d’une autre arme: les légions d’internautes. Sur le site d’actualité The Quint, Bala explique que les partisans du premier ministre s’appuient sur des groupes WhatsApp ou Telegram constitués de milliers de followers, actionnés à l’envi pour dénoncer tel ou tel utilisateur qu’on désigne comme cible.
«Aujourd’hui, les procédures de Twitter et Facebook sont automatisées, explique Bala. Sans savoir à qui appartient le compte, ils voient simplement que plusieurs personnes l’ont signalé et ils le bloquent. J’ai ainsi été bloqué par Facebook pendant quatre mois. Si je publie quoi que ce soit, mon compte sera désactivé».
Comme dessiner dans une zone de guerre
Par peur de déplaire au gouvernement et de perdre le gigantesque marché indien, Twitter, Facebook et YouTube cèdent aux pressions et l’étau se resserre. «C’est comme dessiner en zone de guerre», résume Manjul. Au site indépendant Refiff.com, le dessinateur Satish Acharya explique: «Ma seule réponse à toutes les tactiques utilisées pour m’intimider, c’est de continuer à faire des caricatures. La Constitution indienne me donne le droit d’exprimer mon opinion par le biais de dessins.»
L'étau se resserre
Sauf que le rempart de la Constitution n’arrête pas les ultranationalistes, qui ont la liberté d’expression dans le collimateur. Ils recourent à la censure également sous prétexte de lutter contre le blasphème et les conflits intercommunautaires – que par ailleurs ils exacerbent. «Il faut bannir l’art qui offense la sensibilité du peuple», a déclaré un haut dirigeant du BJP. Comble de l’hypocrisie de la part d’un parti qui discrimine ouvertement les adeptes de l’islam et les minorités ethniques ou religieuses.
Autre méthode choc utilisée par les sbires du pouvoir: qualifier d’«antinationale» toute œuvre contestataire. Ita Mehrotra en sait quelque chose. Elle a récemment publié une BD qui retrace un mouvement de protestation de femmes musulmanes, mobilisées contre une nouvelle loi sur la citoyenneté hostile aux musulmans. «Des membres de l’aile étudiante du BJP ont organisé une manifestation contre le livre, le qualifiant de “littérature antinationale” raconte-t-elle au téléphone. Des institutions m’ont soudainement retiré leur invitation à parler et à exposer, arguant que le matériel était trop politique. La liberté d’expression n’a jamais été aussi brimée depuis l’état d’urgence en 1975».
La répression touche tout le monde. Les humoristes sont poursuivis malgré la popularité des stand-up, Bollywood est sous surveillance, les séries télévisées sont censurées et les médias indépendants de plus en plus muselés. Même la BBC n’échappe pas aux représailles. Les partages vidéo d’un récent documentaire sur le passé sulfureux de Narendra Modi ont été interdits en Inde et une escouade d’inspecteurs du fisc ont débarqué dans les bureaux de la chaîne britannique, soupçonnée de «violation des règles de change», à Bombay et à Delhi pour une perquisition. Avant la BBC, d’autres médias indépendants avaient subi eux aussi un raid de l’autorité fiscale.
La vraie compétition Inde-Chine
Narendra Modi est prêt à aller plus loin: son gouvernement prépare actuellement une nouvelle loi qui lui permettra de contrôler de près la circulation de l’information sur le web et les réseaux. Une loi liberticide inspirée de la législation… chinoise!
Modi copie son grand rival Xi Jinping
En matière de répression de la dissidence, Narendra Modi ne craint pas de copier son grand rival Xi Jinping. Le premier ministre indien, reçu avec tous les honneurs par Joe Biden en juin 2023, a beau proclamer que son pays est «la plus grande démocratie du monde», l’Union indienne semble cheminer sur les rails de l’autocratie. Selon le dernier «classement mondial de la liberté de presse» établi par RSF, l’Inde est passée en 2023 de la 150e à la 162e place, en passe de rattraper la Chine qui est au 168e rang sur 170!
Tiens, et si je remettais à jour mon désormais fameux dessin, avec Modi accroupi sur l’express de la censure, sur le point de supplanter Xi Jinping et son train de la répression? Ce serait plus réaliste?
> Initialement paru dans le journal Le Temps
À lire aussi:
«Oh le raciste! retour sur une tempête Twitter», par Patrick Chappatte, 20 août 2022
«The end of political cartoons at The New York Times», par Patrick Chappatte, 10 juin 2019
Regardez la conférence TED de Chappatte sur le même sujet, juillet 2019